La fille du village

Publié le 18 Octobre 2018

Je suis assise sur le banc d'un parc arboré non loin de mon lieu de travail. Il fait beau, le soleil m'égaie de ses rayons vivifiants, plusieurs familles se sont installées sur des plaids à même le gazon, les paniers et les glacières ouverts pour partager ensemble un repas. J'aime ces journées d'été, les plates-bandes sont fleuries d'espèces de toutes couleurs. Près de moi, j'aperçois des arbres qui doivent être centenaires: des chênes, des peupliers, des érables, c'est agréable toute cette végétation qui nous parle de nature et de vie. Cette vie que je n'aurais jamais cru apprécier à ce point. Trente ans en arrière, je me vois encore au domicile de ma tante Aïda que tout le monde dans mon village natal considérait comme une femme généreuse et bienveillante: à chacun de ses déplacements, elle ramenait des cadeaux pour tous, du pain, des conserves, du savon, du sel,  de l'huile, du sucre, quelques litres de pétrole pour les lampes-tempêtes qui servaient à l'éclairage, des denrées précieuses pour les villageois que nous étions, ayant pour simple subsistance les produits agricoles et ceux issus de la pêche et de la chasse quand certains trouvaient quelques cartouches à remettre au chasseur. A 12 ans, à l'âge de mon entrée au collège, ma mère me confia à Tante Aïda pour me permettre de continuer mes études "en ville" comme cela se dit chez nous. En contrepartie d'une petite pension mensuelle tirée du petit commerce de noix de palme que ma mère s'engagea à lui verser pour l'aider à m'élever, Tante Aïda n'hésita pas à m'accueillir. Je me rappelle encore la douleur qui me tenailla le cœur ce jour-là. J'étais orpheline, ma mère était mon unique source d'amour. Cette séparation la déchira tout autant que moi, mais, me dit-elle pour me rassurer, "ici ma chérie, il n'y a aucun avenir pour toi, va et excelle à l'école, tu verras Abigaëlle, ta vie sera belle". Avec le recul que j'ai aujourd'hui, je réalise qu'elle eût raison à l'époque. Malheureusement, ce ne fut pas grâce à Tante Aïda. Cette dernière avait deux enfants: une fille de 15 ans, Morgane et un fils de 6 ans, Jordan. Dès mon arrivée à leur domicile, je compris le rôle qui me serait désormais assigné. Tante Aïda ne m'accueillit pas pour m'aider, mais pour me transformer en domestique. Pendant que ses enfants allaient à l'école, moi j'étais chargée de toutes les tâches ménagères, je devais nettoyer la maison entière, faire les chambres, m'occuper du linge, de la vaisselle, approvisionner la maison en eau car elle n'avait pas l'eau courante puis faire les courses. Tous les jours je me réveillais à 5 heures du matin, je faisais au moins dix tours à la fontaine publique qui se situait à 500 mètres de la maison, chargée de deux grands seaux, je remplissais les fûts en plastique d'eau, puis je devais laver les assiettes et marmites qui avaient servi au repas du soir la veille. Au moment où la famille se réveillait, c'est à dire vers 7 heures, la table du petit-déjeuner devait être prête. J'avais ensuite comme mission de préparer Jordan et de l'emmener à son école, à l'aller nous empruntions un taxi mais au retour, je devais m'arrêter au marché, acheter les provisions nécessaires puis rentrer à pied. Le temps de faire tout le ménage et le rangement, de préparer le repas, il était midi et avant 12h30, je devais être devant le portail de l'école pour récupérer Jordan. Nous reprenions un taxi pour revenir à la maison, il déjeunait, faisait une petite pause devant ses dessins animés préférés pendant que j'avalais à mon tour mon repas rapidement. A 14h, il devait repartir à l'école jusqu'à 17h. Mes journées étaient ainsi surchargées, ne me laissant aucun répit. Ma tante vérifiait  tous les détails de mon travail, il suffisait qu'une petite cuillère ne soit pas rangée à sa place ou qu'une serviette traine à la douche, j'essuyais une pluie de coups bien appliqués sur mon dos. Une fois, j'oubliai de me lever pour ma corvée d'eau, c'est d'une machette qu'elle se servit ce jour-là pour me punir. J'eus tellement mal que pour lui demander d'arrêter, je pris la machette par la main et bien-sûr, une blessure grave s'ensuivit. Je garde encore cette cicatrice dans ma main. Elle inventa un mensonge qu'elle débita à l'infirmier qui s'occupa de moi. J'étais coupée de tout, je n'avais pas le droit de me plaindre, elle m'enfermait dans cette routine esclavagiste et au moindre écart les coups tombaient.

Ce qui me sauva fut la compassion de Morgane. Contrairement à ma tante, c'était une gentille fille, elle n'approuvait pas le comportement de sa mère mais par respect elle n'osait pas la contrarier. Chaque fois que Tante Aïda me battait, Morgane venait me consoler dans ma chambre à l'insu de sa mère, elle appliquait des baumes décongestionnants et désinfectants sur ma peau, me serrait contre elle pour calmer ma tristesse. Elle prit l'habitude de rentrer plus tôt de l'école, avant sa mère qui fermait sa boutique de pagnes assez tard le soir. Elle sortait des livres et me faisait la classe. Morgane était un très bon professeur. Elle consolida mon niveau en français, elle me fit aimer les mathématiques et la science, elle prépara des fiches d'histoire et de géographie pour moi, je les apprenais par cœur la nuit avant de m'endormir, Morgane m'ouvrit tout un univers inconnu qui me permit dans ma souffrance de m'évader et de continuer malgré tout à apprendre. 

Ma mère ne sut jamais rien du comportement de ma tante. Mon calvaire dura deux longues années. Morgane, bonne élève eut son baccalauréat à 17 ans, pour poursuivre ses études, elle dut s'inscrire dans l'université d'un pays voisin qui était très réputée. Elle prétexta avoir besoin de moi pour la seconder dans l'entretien de son appartement. Je pus ainsi m'échapper des griffes de ma tante. Je repris alors des études, après une batterie de tests pour évaluer mon niveau, je fus inscrite en classe de 4e. Quel plaisir de retrouver une vie normale! Morgane était une vraie sœur, attentive à mon bien-être et à mon éducation, elle veilla sur moi comme une petite mère. La nature triste et renfermée qui me collait à la peau depuis deux ans laissa place progressivement à une meilleure confiance en soi, je réappris à sourire, à regarder les gens dans les yeux, à m'ouvrir aux autres et commença à oublier mes blessures et mes angoisses. Ma scolarité se déroula parfaitement, j'aimais étudier, j'étais heureuse d'apprendre. J'avais pris un abonnement à la bibliothèque de mon quartier, je pus ainsi m'adonner à cœur joie à mon loisir préféré: la lecture. J'avalais des tonnes de lignes qui me transportaient où bon me semblait. Je lisais des auteurs africains: Camara Laye dans" l'enfant noir", Sembene Ousmane dans "les bouts de bois de Dieu", Djibril Tamsi Niane dans la magnifique légende de Soundiata Keïta. Je pris goût aux récits des grands empires africains: Gao, Tombouctou, l'empire du Ghana, celui du Monomotapa ...Je fis connaissance avec Balzac " Le père Goriot",  Zola " Germinal" ou  "L'assommoir", l'histoire d'Oliver Twist de Charles Dickens m'émut énormément. Je ne compte plus le nombre de livres que je compulsais à l'époque, je passais tout mon temps libre à lire. Tout ceci aurait pu me diriger vers des études de littérature, mais non, j'étais aussi fascinée par les sciences, j'avais des facilités de compréhension en mathématiques, physique comme en biologie.

Mon bac S en poche, je fis quelques années plus tard mon entrée en faculté de médecine, la petite villageoise avait fait du chemin, ma mère était trop fière. J'exerce désormais la profession de chirurgien ophtalmologue en Belgique. Même si aujourd'hui  la cicatrice dans ma main me rappelle la maltraitance de Tante Aïda, j'ai trouvé au fond de moi la force de lui pardonner. Je la revois parfois quand je vais rendre visite à Morgane qui enseigne le français aux Etats-Unis.

Depuis ce banc public, je remercie la vie, je suis bien et je profite de la beauté ambiante.  

 

Rédigé par D

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